[ EVENT #2 ] Immanence ━ Privé Artemis

Nevaeh, bien qu'elle demeura très calme, n'apprécia pas du tout la façon dont Emyr lui tenait le poignet. Bien qu'il ait l'air d'un maigrelet sans pouvoirs magiques, Emyr était un dieu d'une puissance extraordinaire ━ il ne daignait toutefois pas garnir son peuple de son savoir et conservait jalousement cette énergie. Mais quand il l'avait touchée, Nevaeh avait tout de suite perçu la force magique qui drainait peu à peu la sienne quand Emyr lui effleura l'épiderme. Puis, elle fut relâchée brusquement, comme si elle n'était qu'une vulgaire poupée de chiffon, et écouta avec attention les paroles de son frère quand il prit le temps de communiquer son plaisir à la foule.

Ce plaisir fut de courte durée. Neveah sentit un souffle et l'explosion eut lieu : elle considéra tout de suite comme étant contre-nature qu'un dragon apparaisse ainsi en plein désert. Pas que l'animal ne soit pas adapté à la chaleur ━ bien au contraire ━ mais les sons environnants eurent tôt fait de lui prouver que la créature provenait du néant et n'avait pas voyagé jusqu'à eux durant la journée. Tout de suite, il lui parut évident que ce tour de passe-passe n'avait rien à voir avec Emyr qui, de toute évidence, ne s'était pas gêné pour fuir au palais loin de ses habitants meurtris par les déflagrations.

« C'est indigne d'un roi ... » murmura-t-elle avec une déception tout à fait sincère. Elle aurait aimé que son frère ait l'étoffe pour diriger, mais il ne savait que commander et ordonner toute sorte de caprices sans utilité. Nevaeh tourna la tête vers Artemis, son plus précieux collaborateur, et tandis que la ville était sens-dessus-dessous, elle en profita pour s'adresser clairement à lui. « Je te l'ai promis. Je ne te demanderai plus l'impossible. » Elle fronça à peine les sourcils pour que l'on remarque sa détermination froide et implacable. « Aujourd'hui, nous nous battrons côte-à-côte. » Quelques gardes qui entendirent Nevaeh s'adresser à leur chef parurent confus, étonnés et laissèrent de côté le combat un bref instant pour murmurer aux oreilles des autres. La déesse de la sagesse ... se battre ? De mémoire d'homme, aucun être vivant n'avait eu la chance de voir la reine de la citadelle affronter qui ou quoi que ce soit. Nevaeh tendit la main et la posa contre le bras d'Artemis sans le quitter du regard. « Je compte sur toi ... pour protéger notre famille ... » Elle lui esquissa un sourire chaleureux. Nevaeh avait pour habitude de nommer chacun de ses protégés, de ses sujets, de son monde comme étant sa véritable famille. Elle relâcha rapidement Artemis et descendit l'escalier en route vers le carrosse. La déesse saisit à l'intérieur du véhicule renversé une valise et se contenta de l'ouvrir. Un vêtement particulier tomba de la valise : au lieu de s'écraser sur le sol, le vêtement pris la forme du corps de Nevaeh et se colla à elle. Aussitôt, elle revêtait une armure magnifique, ses cheveux relâchés sur ses épaules.

Elle se retourna alors vers les quelques gardes qui, encore sous le choc, n'étaient pas en train de se battre. « Écoutez-moi bien ! Nous avons déjà trop perdu. Ne laissez personne derrière ... Sauvez le plus de gens possibles ! » En prononçant ces mots, Nevaeh jeta un coup d'oeil à Athena qu'elle était certaine d'avoir entendu ses paroles et son visage s'orna d'une bravoure divine. « Tu es une déesse, maintenant. Rien ni personne ne peut t'arrêter. » Elle eut un sourire encourageant. « Montre leur de quel bois se chauffe Athena, déesse de la nature. » Puis, elle se mit en route, filant rejoindre Artemis, ses cheveux d'ordinaire marrons devenus aussi dorés que possible.

Nevaeh observa un instant Artemis alors qu'il secouait les troupes et croisait Athena. Il lui lança une remarque qui eut le don de, momentanément, détendre l'atmosphère. La déesse eut un doux sourire en voyant chez son ami une forme d'humanité qu'elle trouvait magnifique, mais qu'elle savait aussi être la pire des déceptions pour son géniteur. Celle qui incarnait la Sagesse Divine se retourna afin de garder un oeil sur le dragon qui s'en prenait résolument aux murs de la cité et semblait tourner autour du palais royal. Elle comprit que son rôle n'était pas d'envahir la ville, mais bien d'ouvrir la voie aux monstres qui l'accompagnaient. Nevaeh dû admettre que l'idée était particulière ━ pour quelles raisons avait-il envoyé ce mythe vivant si ce n'était pour s'en servir à des fins de destruction ?

« Que cherches-tu à faire, Hadès ... ? » murmura-t-elle en ayant toujours le regard résolument posé sur le palais, sur le dragon, sur les murs qui s'affaissaient. Elle entendit les cris des villageois, elle ressentit la terreur que ces monstres inspiraient aux humains et une colère sourde vint gronder en elle comme le tonnerre avant un orage d'une violence particulière. Nevaeh reporta son attention sur Artemis qui affrontait plusieurs êtres dont les corps ne saignaient pas. Elle ouvrit les mains comme si elle avait un nourrisson dans les bras et fit apparaître un arc de lumière. Elle s'en servit pour lancer des flèches qui se plantèrent dans la tête de chacun des monstres. Ceux-ci s'effondrèrent et disparurent en tas de cendres. Elle fit disparaître l'arc, reprit son épée incrustée de joyaux et s'approcha à nouveau d'Artemis.

« Ce dragon a quelque chose d'anormal ... » lui glissa-t-elle tout en tranchant de part et d'autres quelques-uns de leurs adversaires qui les prenait en grippe. Nevaeh était consciente des efforts considérables que déployaient ses loyaux serviteurs et de l'unité que formait la garde royale, les glorieux et les guerriers en cet instant précis. Ils combattirent ainsi un long moment, faiblissant par instants, pour mieux revenir en force. Nevaeh avait reçu de l'un des monstres une morsure au niveau du bras. Celui-ci était désormais noirci comme si on l'avait calciné, mais elle continuait résolument de combattre, ses yeux exprimant toujours la même volonté. Échevelée, tentant de reprendre son souffle, elle tenait debout, entendant les cris de terreur s’amenuiser et sentant le sol ne plus trembler sous ses pieds. Puis, Hadès vint leur susurrer des mots que lui seul était capable de prononcer. Il leur laissait une heure pour se remettre. Une heure.

Nevaeh laissa tomber son épée qui disparu dans le néant. Puis, elle s'assit sur un chariot retourné et posa ses deux mains à plat contre son visage. « Pourquoi venir ici alors que nous devions nous rencontrer, Emyr et moi ? Pourquoi attaquer cette ville encore une fois ? C'était prévisible, sans délicatesse, loin de ses habituelles machinations. Ce n'est pas logique. » Elle sursauta puisque le dragon qui, après avoir fait une longue envolée dans le ciel, était de retour et brûlait l'une des tours du palais d'Emyr. Celui-ci devait être dissimulé quelque part là-dedans, mais Nevaeh ne songea même pas à lui venir en aide.
La déesse se redressa en marchant lentement vers le palais. Si les siens se reposaient, récupéraient de leur énergie, elle n'allait pas prendre de pause. Elle n'était pas une humaine. Elle avait un devoir envers tous. Depuis le tout début de l'attaque, elle les entendait prier et lui demander de les aider. Ils comptaient tous sur elle dans ce moment où ils avaient besoin d'elle plus que jamais.

Des milliers d'enfants qui appelaient leur mère.

Elle était prête à foncer et à affronter ce dragon sans se soucier de ce qui se passait autour d'eux. Toutefois, au moment où elle pensait aller de l'avant, Artemis décida de l'apostropher avec une question intéressante. Une question qui changeait la face du monde : à quel moment avaient-ils songé, dans leur prétention divine, que jamais plus un être vivant ne leur demanderait pourquoi le cinquième dieu était constamment dans l'ombre de ses frères et soeurs ? De tous les êtres capables de l'interroger à ce sujet, Nevaeh savait que l'interrogation en elle-même lui viendrait d'Artemis.

Elle contempla une dernière fois l'imposant dragon qui s'éloignait du chemin du dôme et reporta son attention sur son garde royal. Celui-ci paraissait avoir besoin de connaître cette vérité pour avancer et, bien qu'elle soit consciente qu'il n'apprécierait peut-être pas la réponse, elle n'avait aucun droit de lui mentir. Il s'agissait des origines d'Elwood.

« Je ne dirais pas que nous lui avons fais quelque chose. » débuta-t-elle avec un certain sérieux. Puis, s'adoucissant à vue d'oeil, elle lâcha un bref soupir et tint ses mains ensemble d'un geste pieux. Elle se mit à fixer le ciel un instant et ajouta : « Au début des temps, quand nous avons élu domicile sur Elwood, nous étions tous les cinq présents. Chacun avait sa propre personnalité, ses propres rêves et sa propre façon d'agir. Nous avons tout de suite convenu que j'incarnerais la sagesse divine en raison de ma facilité à raisonner les autres et à leur apporter des réponses. Diana ne jurait que par la forêt et les animaux qui la composaient : les lois que nous imposions à la civilisation ne l'intéressaient guère. Il fut convenu qu'elle incarnerait la nature : ses dons lui conféraient, de toute manière, cette force intarissable. Erwan était toujours si optimiste : il n'hésitait pas à venir en aide aux autres, mais les encourageait aussi à choisir un chemin vertueux. Nous nous sommes dits qu'il ferait un excellent avatar du courage. Puis, Emyr s'est imposé de lui-même comme l'incarnation du pouvoir. Ses péchés étaient nombreux et variés et il s'imposa tout de suite comme une forte tête et quelqu'un qui ne peut faire autrement que de gouverner. » Nevaeh posa alors le regard sur Artemis et ajouta : « Ton père aspirait à la découverte. Il avait une grande curiosité et était, sans l'ombre d'un doute, le plus intelligent de tous les dieux. Nous aurions pu aller très loin si nous avions décidé de suivre sa quête d'immortalité. C'était son rêve, son unique objectif. Vivre éternellement. Nous avions besoin de quelqu'un pour assurer le passage des morts vers l'autre-monde et Hadès s'est imposé comme un choix idéal. »

Elle détourna le regard, visiblement blessée par ce qu'elle allait raconter ensuite. « Mais vivre sous terre, loin de nous, loin des humains qu'il trouvait si intéressants, si fascinants, le rendit très vite amer. Comme nous lui avions imposé ce rôle, en quelque sorte, son âme a commencée à se ternir et ses expériences à devenir de plus en plus contre-nature et terrifiantes. Nous nous sommes vite rendus compte que nous ne pouvions pas tolérer qu'Hadès puisse venir sur Elwood à sa guise. Alors nous lui avons interdit de passer du temps sur la terre ferme au sein de l'humanité. Il ne pouvait s'y présenter que pour faucher les âmes et repartir aussitôt. » Nevaeh se contenta de faire apparaître à nouveau son arc afin de tirer une flèche sur une créature squelettique qui volait au-dessus d'eux. Celle-ci tomba une fois son aile blessée et s'effondra sur le sol. Avant que Nevaeh ne l'atteigne la créature avait détruite deux bâtiments et blessé gravement un habitant de la cité. « Peut-être aurions-nous dû éviter de le bannir. Mais je dois admettre que nous avions tous peur qu'il se serve de nos protégés, les humains, pour mener à bien des choses qui ne devaient pas être tentées. Hadès a toujours voulu aller plus loin que quiconque : il ne se satisfait pas de la réalité telle qu'elle est. »

Nevaeh conclut sa tirade en examinant le chef de la garde royale un bref instant dans le silence le plus complet. Puis, elle se contenta de terminer avec une pointe de regret : « J'aurais voulu qu'il puisse être heureux. C'est mon frère, après tout, et j'ai toujours eu une certaine affinité avec lui. Nous parlions beaucoup et nous avions la tête pleine de rêves. Mais son ambition nous a éloigné : à présent, tout nous sépare. »

Nevaeh sentit que son explication ne convenait pas à Artemis ou, au contraire, que celle-ci changeait absolument tout à ses yeux. Bien entendu, c'était difficile pour un être qui n'est pas né du néant de comprendre les diverses responsabilités qui viennent avec ces pouvoirs et ces titres, et elle savait ━ au fond d'elle ━ que ses choix seraient toujours sujets à des critiques. Nevaeh avait sacrifié toute relation privilégiée avec les humains pour cette seule et unique raison, d'ailleurs. Si elle aimait tant les hommes, les femmes et les enfants de ce monde, elle n'avait aucun droit de les faire siens et de risquer qu'ils ne soient blessés par sa faute.

Voilà qu'Artemis la questionnait à savoir si elle lui cachait autre chose. Une part d'elle, beaucoup moins parfaite et lisse qu'on pourrait le croire, eut envie de lui répondre qu'elle n'avait rien d'autre à lui confier, mais elle en était incapable. À vrai dire, c'était comme un serment entre-eux : elle ne pouvait pas lui cacher ce genre de choses alors qu'il la fixait avec un air aussi catégorique.

« Je n'en ai pas parlé avant aujourd'hui et je m'en excuse. Peut-être aurais-tu dû savoir plus tôt qui était ton père et ses origines ... Mais je pensais qu'il aurait bien fini par t'en parler. » admit-elle avant d'ajouter : « Quand tu es venu sur Elwood pour semer la désolation, j'ai crains que tu ne sois déjà baigné dans les ténèbres d'Hadès. » Elle hésita un peu avant d'ajouter : « J'ai mis sur ta route une humaine que je jugeais capable de t'offrir ce que ton père n'avait jamais été en mesure de te donner ... Je ne l'ai simplement que poussée vers toi sans qu'elle ne le sache, sans que tu le saches. Et ça a fonctionné. » Elle marqua une pause. « Je suis navrée de ne pas te l'avoir dis avant. J'aurais dû le faire. J'aurais dû te parler de tout cela. Mais je me disais que, tant et aussi longtemps que tu étais heureux, je ne pouvais pas te mettre dans une telle situation. »

Oui, comme bien d'autres avant elle, elle avait fait l'erreur de vouloir protéger quelqu'un en le privant de la vérité. Quelle bêtise indigne d'une déesse. Elle en était bien gênée, pour tout dire.

Nevaeh constata qu'Artemis percevait son geste d'une façon beaucoup moins reluisante que ce que l'on aurait pu imaginer. Il lui demanda, de façon très calme, si elle n'avait pas décidé de mettre Rika sur son chemin dans le simple but d'ôter toute arme à Hadès. Aussitôt, la déesse sembla prise d'un élan d'indignation qu'elle eut bien du mal à dissimuler. Aurait-elle été fourbe au point de faire une chose pareille ? Jamais. Elle ressentit une grande tristesse qu'il perçoive les choses de cette façon, mais savait aussi que tout cela n'était que le résultat de ses propres erreurs. Elle avait semé le doute en lui. Elle avait elle-même raté sa chance de bâtir une relation saine avec Artemis. Maintenant, elle allait en payer le prix.

Il glissa la lame vers sa gorge et lui fit bien comprendre qu'il ne tolérerait pas de travailler pour elle maintenant qu'il vivait ce grand revirement de situation. Nevaeh posa le regard sur l'épée jetée à ses pieds et paru, un très bref instant, déboussolée. Enfin, elle se pencha afin de récupérer la lame et la fit disparaître dans sa main après l'avoir effleurée. « Cette place sera toujours gardée pour toi, Artemis. Tu as été mon loyal protecteur. Et mon ami. Je n'ai jamais eu d'autre intention que celle de t'aider. » lui dit-elle en haussant le ton comme il s'éloignait de plus en plus.

Autour d'elle, il n'y avait plus que le vide. Un silence qui ferait murmurer les morts et l'odeur caractéristique du sang et des batailles qui ont fait rage. Suryana semblait drôlement paisible ━ il ne restait presque plus rien des bâtiments environnants si ce ne sont que des ruines et quelques vestiges d'une époque qui semblait tout à coup révolue. Nevaeh se laissa tomber à genoux, épuisée, et sentit un poids énorme sur ses épaules. Elle saisit alors, peut-être mieux que jamais, quelles étaient les intentions de son frère lorsqu'il s'en était prit à ce pays pour la seconde fois.

Maintenant que la vérité était mise à jour,
maintenant qu'Emyr avait été agenouillé de force et qu'elle-même perdait son plus précieux allié, que leur restait-il pour assurer la pérennité de leur société ? Hadès avait trois coups d'avance.

Ils étaient en train de perdre la partie.